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placerait, et bien réellement dans l'esprit même que nous pénétrerions déjà
avec la mémoire. D'autre part, la même observation psychologique qui nous a
révélé la distinction de la matière et de l'esprit nous fait assister à leur union.
Ou bien donc nos analyses sont entachées d'un vice originel, ou elles doivent
nous aider à sortir des difficultés qu'elles soulèvent.
L'obscurité du problème, dans toutes les doctrines, tient à la double anti-
thèse que notre entendement établit entre l'étendu et l'inétendu d'une part, la
qualité et la quantité de l'autre. Il est incontestable que l'esprit s'oppose
d'abord à la matière comme une unité pure à une multiplicité essentiellement
divisible, que de plus nos perceptions se composent de qualités hétérogènes
alors que l'univers perçu semble devoir se résoudre en changements homo-
gènes et calculables. Il y aurait donc l'inextension et la qualité d'un côté,
l'étendue et la quantité de l'autre. Nous avons répudié le matérialisme, qui
prétend faire dériver le premier terme du second ; mais nous n'acceptons pas
davantage l'idéalisme, qui veut que le second soit simplement une construc-
tion du premier. Nous soutenons contre le matérialisme que la perception
dépasse infiniment l'état cérébral ; mais nous avons essayé d'établir contre
l'idéalisme que la matière déborde de tous côtés la représentation que nous
avons d'elle, représentation que l'esprit y a pour ainsi dire cueillie par un choix
intelligent. De ces deux doctrines opposées, l'une attribue au corps et l'autre à
l'esprit un don de création véritable, la première voulant que notre cerveau
engendre la représentation et la seconde que notre entendement dessine le plan
de la nature. Et contre ces deux doctrines nous invoquons le même témoi-
gnage, celui de la conscience, laquelle nous montre dans notre corps une
image comme les autres, et dans notre entendement une certaine faculté de
dissocier, de distinguer et d'opposer logiquement, mais non pas de créer ou de
construire. Ainsi, prisonniers volontaires de l'analyse psychologique et par
conséquent du sens commun, il semble qu'après avoir exaspéré les conflits
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l esprit. (1939) 108
que le dualisme vulgaire soulève, nous ayons formé toutes les issues que la
métaphysique pouvait nous ouvrir.
Mais justement parce que nous avons poussé le dualisme à l'extrême, notre
analyse en a peut-être dissocié les éléments contradictoires. La théorie de la
perception pure d'un côté, de la mémoire pure de l'autre, préparerait alors les
voies à un rapprochement entre l'inétendu et l'étendu, entre la qualité et la
quantité.
Considère-t-on la perception pure ? En faisant de l'état cérébral le com-
mencement d'une action et non pas la condition d'une perception, nous
rejetions les images perçues des choses en dehors de l'image de notre corps ;
nous replacions donc la perception dans les choses mêmes. Mais alors, notre
perception faisant partie des choses, les choses participent de la nature de
notre perception. L'étendue matérielle n'est plus, ne peut plus être cette éten-
due multiple dont parle le géomètre ; elle ressemble bien plutôt à l'extension
indivisée de notre représentation. C'est dire que l'analyse de la perception pure
nous a laissé entrevoir dans l'idée d'extension un rapprochement possible entre
l'étendu et l'inétendu.
Mais notre conception de la mémoire pure devrait conduire, par une voie
parallèle, à atténuer la seconde opposition, celle de la qualité et de la quantité.
Nous avons séparé radicalement, en effet, le pur souvenir de l'état cérébral qui
le continue et le rend efficace. La mémoire n'est donc à aucun degré une éma-
nation de la matière ; bien au contraire, la matière, telle que nous la saisissons
dans une perception concrète qui occupe toujours une certaine durée, dérive
en grande partie de la mémoire. Or, où est au juste la différence entre les
qualités hétérogènes qui se succèdent dans notre perception concrète et les
changements homogènes que la science met derrière ces perceptions dans
l'espace ? Les premières sont discontinues et ne peuvent se déduire les unes
des autres ; les seconds au contraire se prêtent au calcul. Mais pour qu'ils s'y
prêtent, point n'est besoin d'en faire des quantités pures : autant vaudrait les
réduire au néant. Il suffit que leur hétérogénéité soit assez diluée, en quelque
sorte, pour devenir, de notre point de vue, pratiquement négligeable. Or, si
toute perception concrète, si courte qu'on la suppose, est déjà la synthèse, par
la mémoire, d'une infinité de « perceptions pures » qui se succèdent, ne doit-
on pas penser que l'hétérogénéité des qualités sensibles tient à leur contraction
dans notre mémoire, l'homogénéité relative des changements objectifs à leur
relâchement naturel ? Et l'intervalle de la quantité à la qualité ne pourrait-il
pas alors être diminué par des considérations de tension, comme par celles
d'extension la distance de l'étendu à l'inétendu ?
Avant de nous engager dans cette voie, formulons le principe général de la
méthode que nous voudrions appliquer. Nous en avons déjà fait usage dans un
travail antérieur, et même, implicitement, dans le travail présent.
Ce qu'on appelle ordinairement un fait, ce n'est pas la réalité telle qu'elle
apparaîtrait à une intuition immédiate, mais une adaptation du réel aux intérêts
de la pratique et aux exigences de la vie sociale. L'intuition pure, extérieure ou
interne, est celle d'une continuité indivisée. Nous la fractionnons en éléments
juxtaposés, qui répondent, ici à des mots distincts, là à des objets indépen-
dants. Mais justement parce que nous avons rompu ainsi l'unité de notre
Henri Bergson, Matière et mémoire. Essai sur la relation du corps à l esprit. (1939) 109
intuition originelle, nous nous sentons obligés d'établir entre les termes
disjoints un lien, qui ne pourra plus être qu'extérieur et surajouté. À l'unité
vivante, qui naissait de la continuité intérieure, nous substituons l'unité factice
d'un cadre vide, inerte comme les termes qu'il maintient unis. Empirisme et
dogmatisme s'accordent, au fond, à partir des phénomènes ainsi reconstitués,
et diffèrent seulement en ce que le dogmatisme s'attache davantage à cette
forme, l'empirisme à cette matière. L'empirisme, en effet, sentant vaguement
ce qu'il y a d'artificiel dans les rapports qui unissent les termes entre eux, s'en
tient aux termes et néglige les rapports. Son tort n'est pas de priser trop haut
l'expérience, mais au contraire de substituer à l'expérience vraie, à celle qui
naît du contact immédiat de l'esprit avec son objet, une expérience désarti-
culée et par conséquent sans doute dénaturée, arrangée en tout cas pour la plus
grande facilité de l'action et du langage. Justement parce que ce morcellement
du réel s'est opéré en vue des exigences de la vie pratique, il n'a pas suivi les
lignes intérieures de la structure des choses : c'est pourquoi l'empirisme ne
peut satisfaire l'esprit sur aucun des grands problèmes, et même, quand il
arrive à la pleine conscience de son principe, s'abstient de les poser. - Le dog-
matisme découvre et dégage les difficultés sur lesquelles l'empirisme ferme
les yeux; mais, à vrai dire, il en cherche la solution dans la voie que l'empiris-
me a tracée. Il accepte, lui aussi, ces phénomènes détachés, discontinus, dont
l'empirisme se contente, et s'efforce simplement d'en faire une synthèse qui,
n'ayant pas été donnée dans une intuition, aura nécessairement toujours une
forme arbitraire. En d'autres termes, si la métaphysique n'est qu'une construc-
tion, il y a plusieurs métaphysiques également vraisemblables, qui se réfutent
par conséquent les unes les autres, et le dernier mot restera à une philosophie
critique, qui tient toute connaissance pour relative et le fond des choses pour
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